le voile de la femme chretienne
Première épître aux Corinthiens, 11 : 2-16.
2 Je vous félicite de vous souvenir de moi en toute occasion, et de conserver les traditions telles que je vous les ai transmises. 3 Je veux pourtant que vous sachiez ceci : le chef de tout homme, c'est le Christ ; le chef de la femme, c'est l'homme ; le chef du Christ, c'est Dieu. 4 Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte fait affront à son chef. 5 Mais toute femme qui prie ou prophétise tête nue fait affront à son chef ; car c'est exactement comme si elle était rasée. 6 Si la femme ne porte pas de voile, qu'elle se fasse tondre! Mais si c'est une honte pour une femme d'être tondue ou rasée, qu'elle porte un voile ! 7 L'homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l'image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l'homme. 8 Car ce n'est pas l'homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l'homme, 9 Et l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. 10 Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance, à cause des anges. 11 Pourtant, la femme est inséparable de l'homme et l'homme de la femme, devant le Seigneur. 12 Car si la femme a été tirée de l'homme, l'homme naît de la femme et tout vient de Dieu. 13 Jugez par vous-mêmes : est-il convenable qu'une femme prie Dieu sans être voilée ? 14 La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas qu'il est déshonorant pour l'homme de porter les cheveux longs ? 15 Tandis que c'est une gloire pour la femme, car la chevelure lui a été donnée en guise de voile. 16 Et si quelqu'un se plaît à contester, nous n'avons pas cette habitude et les églises de Dieu non plus.1
Des trois grandes religions monothéistes, le christianisme a été la première à imposer le voile aux femmes en avançant des arguments strictement religieux, c'est-à-dire en incluant le voile dans une démonstration théologique. Dans les écritures monothéistes - la Bible hébraïque, le Nouveau Testament et le Coran - seule la première lettre de Paul aux Corinthiens (11/2-16) justifie le port du voile2 par les femmes en l'appliquant aux rapports qu'ont les hommes3 et les femmes à Dieu. L'intérêt particulier de ce texte est d'avoir généré tout un discours sur la tenue des femmes et de leur avoir durablement imposé de se couvrir la tête dans tout le monde chrétien alors que le voile des femmes n'était auparavant qu'une pièce de vêtement d'origine païenne localisée dans les villes des pourtours de la Méditerranée aussi bien en Occident qu'en Orient4. À la fin du XXe siècle, dans les pays méditerranéens, en Europe du Sud et en Orient chrétien, ainsi que chez les religieuses des trois grandes confessions chrétiennes, les femmes portent encore souvent un voile ou un foulard. De nombreux Pères de l'Église5, aussi bien en Orient qu'en Occident, ont repris et commenté le texte de Paul pour en garantir la portée législative universelle6. Dans le Coran, Dieu dit à Mohammed d'ordonner aux femmes de se couvrir et de rabattre leur vêtement sur leur poitrine pour que les hommes les respectent7, mais le texte n'inscrit pas cette démarche dans le rapport que doivent avoir les femmes à la divinité : le voile n'est que social. La coutume8, citadine et païenne, du voile des femmes acquiert avec Paul (v. 5-15/v. 62-64) un statut religieux et cultuel, ce que le judaïsme a évité9 et ce que le Coran n'a pas repris.
Le texte de Paul pose un problème majeur : l'apôtre a fondé, dans ses épîtres, une théologie cohérente, celle du salut en Jésus-Christ qui rend vaine tout autre espèce de justification par les œuvres, c'est-à-dire par l'obéissance à la lettre de la Loi de Moïse10. Cette libération rend tous les Chrétiens, sans distinction de sexe ou de statut social, égaux face à Dieu. En revanche, en écrivant son texte sur le voile des femmes, Paul contredit ouvertement sa propre théologie. Ce passage nous montre, en effet, que légitimer le voile des femmes avec des arguments aussi étranges les uns que les autres affaiblit un message religieux pourtant clair : les femmes font-elles partie du peuple des chrétiens et sont-elles donc sur le plan religieux les égales des hommes ? La théologie étonnamment libératrice de Paul n'a pu se débarrasser complètement des coutumes du monde auquel il appartenait marqué par la soumission de la femme. Il ne parvient pas à franchir le pas : il récupère en effet la coutume essentiellement païenne du voile des femmes pour contrôler les chrétiennes qui auraient pu croire que la liberté leur était offerte au même titre que les hommes. Il ne peut admettre que sa théologie puisse déboucher sur des conséquences pratiques : l'égalité entre les sexes.
Certains textes de Paul révèlent donc des contradictions internes que le passage de 1Corinthiens 11/2-16 sur le voile des femmes fait éclater au grand jour. Nous comparerons d'abord la pensée générale de Paul que nous appellerons « tradition théologique » avec l'opinion de Paul sur le statut particulier des femmes. Puis, nous montrerons que l'argumentation religieuse concernant le voile des femmes a des bases vacillantes : Paul ne réussit pas à articuler sa prescription du port du voile par les femmes avec sa tradition théologique. En effet, et ce sera notre troisième point, Paul récupère les usages païens du voile pour les imposer à l'Église ce qui le mène à renier les libertés nouvelles qu'il avait lui-même prêchées aux jeunes Églises. L'introduction du voile dans la religion chrétienne est donc fondée sur une articulation impossible entre la tradition théologique paulinienne et les coutumes de la soumission des femmes et du voile.
1. La tradition théologique de Paul et le statut de la femme
Le texte de Paul sur le voile des femmes traite un thème précis, celui de l'attitude vestimentaire pendant le culte. Paul ouvre et clôt son passage en mentionnant les « traditions » et « habitudes » de l'Église : « (2) Je vous félicite de vous souvenir de moi en toute occasion, et de conserver les traditions telles que je vous les ai transmises. (...) (16) Et si quelqu'un se plaît à contester, nous n'avons pas cette habitude et les églises de Dieu non plus »11. Le v. 2 parle de traditions que Paul auraient transmises. Les commentateurs contemporains de la première lettre aux Corinthiens se sont souvent demandé si Paul faisait allusion à des coutumes juives, romaines, hellénistiques, ou locales. Mais aucune des coutumes vestimentaires connues à l'époque n'est aussi complètement tranchée que la volonté de Paul qui, tout en ordonnant aux femmes de se couvrir, soutient qu'il est déshonorant pour les hommes de le faire et de porter des cheveux longs.
Au premier siècle, les coutumes juives, romaines et grecques concernant les coiffures féminines et masculines que Paul connaissait bien étaient diverses. La Loi juive du Pentateuque ne donnant aucune directive sur le sujet, les femmes juives se coiffaient généralement selon les coutumes du lieu où elles habitaient12 et les hommes avaient non seulement l'habitude de se couvrir lorsqu'ils lisaient ou officiaient au Temple, mais aussi lorsqu'ils sortaient. Dans le monde méditerranéen, les femmes mariées vivant dans les villes se couvraient générale-ment soit de leur manteau ( himation, palla), soit d'un voile, pour sortir dans la rue en signe de soumission à leur époux. La mode variait cependant selon les régions. Dans les villes portuaires comme Corinthe, à cause de l'abondance des échanges culturels, on trouvait toutes les modes possibles13 aussi bien chez les hommes que chez les femmes qui allaient soit couverts soit découverts. Dans les campagnes les femmes allaient souvent tête nue sans doute parce qu'elles avaient besoin de plus de liberté de mouvement pour accomplir leurs tâches ce que les grands manteaux et les drapés dans lesquels les citadines s'enveloppaient aurait rendu difficile.
Dans les coutumes que Paul a connues, lorsque le voile des femmes est fortement attesté, comme dans sa ville natale, à Tarse, dans la Turquie ancienne14, il n'y a généralement pas obligation pour les hommes d'avoir la tête découverte pour prier15. Le v. 4 contredit ouvertement les coutumes juives, puisque les hommes juifs se couvraient et ne désapprouvaient pas la chevelure abondante16. Paul a sans doute voulu démar-quer la jeune communauté chrétienne des coutumes juives pour mieux l'ouvrir aux Grecs, dans un esprit comparable à celui de sa lettre aux Galates qui sépare définitivement le rite de la circoncision juive des pratiques chrétiennes. Il est donc vain de chercher dans les « traditions transmises » du v. 2 une référence à une coutume existante précise.
Lorsque l'on considère les écrits de Paul dans leur ensemble, il devient possible de soutenir que ces traditions (v. 2), dont Paul souligne lui-même qu'il les a transmises, sont essentiellement les siennes17, celles de sa théologie du salut en Jésus-Christ, celles de l'égalité entre les baptisés18, celles de la liberté des chrétiens par rapport à la Loi juive et aux coutumes du monde19. Ces traditions proprement pauliniennes ne concer-nent donc pas à priori le voile des femmes. Il semble donc que, dans 1Corinthiens 11/2-16, Paul tente de concilier deux thèmes bien différents : celui de sa tradition théologique et celui des coutumes du monde dont fait partie le voile. La tradition de l'égalité entre les baptisés et de la liberté chrétienne était certainement connue des Corinthiens avant qu'ils eussent reçu leur épître20. Une partie de l'Église de Corinthe, en effet, s'est sans doute servi de la tradition théologique de Paul, soit pour combattre la coutume établie du voile, soit pour éviter qu'elle ne s'établisse dans la communauté. Paul écrit ce passage parce qu'il considère qu'il y a un problème dans l'Église de Corinthe21 et ses félicitations du v. 2 suggèrent que ce sont les traditions mentionnées, c'est-à-dire les siennes, qui en sont l'origine. C'est pourquoi l'exercice de Paul se résumera à tenter de corriger sa propre tradition tout en évitant de la contredire, dans le but de maintenir la coutume du voile, qu'il faudra donc christianiser. Inutile de dire que l'exercice est périlleux.
Comparer Galates 3/27-28 et 1Corinthiens 12/13 puis 2Corinthiens 3/7-18 et 1Corinthiens 11/7 permet de compren-dre le problème de Paul vis-à-vis de ces femmes qui perturbent sa théologie. La lettre de 1Corinthiens comporte plusieurs passages qui hésitent entre la fidélité à la tradition théologique de liberté pour tous et l'adhésion à des coutumes prônant l'inégalité entre les sexes. Paul déclare dans Galates 3/27-28 : « Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n'y a plus ni Juif, ni Grec ; il n'y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n'y a plus l'homme et la femme ; car tous vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ »22. Dans 1Corinthiens 12/13, passage qui suit le nôtre de près, Paul donne un texte extrême-ment proche de celui de Galates sans y mentionner l'égalité entre les sexes, certainement pour éviter de contredire le chapitre précédent : « Car nous avons tous été baptisés dans un seul esprit pour être un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et nous avons tous été abreuvés d'un seul Esprit »23. Que ce soit l'un ou l'autre passage qui ait été modifié par rapport à sa source24 revient au même quant au sens : ce qui est octroyé à l'homme est retiré à la femme et chaque texte donné sert Paul dans son argumentation du moment. Pourtant, dans les deux textes, Paul expose sa théologie de l'égalité entre les baptisés. Ce que la lecture parallèle de Galates et de 1Corinthiens 11-12 démontre est que cette égalité n'est pas toujours la même pour tous. Dans Galates, Paul libère les hommes de la Loi en les affranchissant de la circoncision, ils n'ont pas plus d'obligations que les femmes face à la Loi judaïque : les hommes sont les égaux des femmes et le baptisé sans spécification de sexe revêt Christ comme un nouveau vêtement. Dans 1Corinthiens, Paul impose une loi nouvelle aux femmes en les soumettant à la coutume du voile, le port de ce vêtement leur donne un statut inférieur par rapport aux hommes dans leur relation à Dieu25 : tous les baptisés sont égaux, en somme, sauf les femmes26. Si l'homme a les mêmes droits religieux que la femme, la femme n'a pas les mêmes que l'homme. Le voile des femmes est un vêtement de trop dans la théologie de Paul sur la liberté et l'égalité souveraine des Chrétiens.
un même contexte, celui du culte. 2Corinthiens 3/18 dit : « Nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire ( doxa) du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image ( eikôn), avec une gloire ( doxa) toujours plus grande, par le Seigneur qui est Esprit »27. Mais 1Corinthiens 11/7 corrige : « L'homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l'image ( eikôn) et la gloire ( doxa) de Dieu ; mais la femme est la gloire ( doxa) de l'homme »28. Outre le fait que Paul, ancien Pharisien qui connaissait par cœur les textes de la Torah, ait sciemment modifié le vocabulaire de sa référence biblique29, les deux textes de 2Corinthiens et de 1Corinthiens peuvent facilement se lire l'un contre l'autre : Paul corrige le texte, sans doute plus ancien, de 2Corinthiens 3/18 qui aurait pu être interprété par les chrétiennes de Corinthe de façon subversive. En effet, dans 2Corinthiens 3/7-18, Paul met en rapport la tête découverte et la relation immédiate avec Dieu : les chrétiens dévoilés, hommes et femmes, reflètent la gloire de Dieu et sont transfigurés dans son image. La spécificité du christianisme par rapport au judaïsme30 est, pour l'Apôtre, d'avoir ouvert la voie au véritable face-à-face avec Dieu et d'avoir inauguré une relation nouvelle, une Nouvelle Alliance, entre la divinité et ses créatures. Dans 1Corinthiens 11/7, en revanche, l'homme seul est la gloire et l'image de Dieu, c'est pourquoi il ne doit pas mettre de voile. Le voile représente donc une distance par rapport à Dieu : soit chez les femmes, parce que c'est l'homme qui a le monopole du rapport direct avec la divinité, soit chez les Juifs qui n'ont pas reconnu le Christ et qui ne détiennent donc pas la révélation divine complète et immédiate que leur dispense l'Esprit ( 2Corinthiens 3/7-18). Les femmes chrétiennes doivent ainsi passer par l'intermédiaire de l'homme pour accéder à une relation avec Dieu même si dans 2Corinthiens 3/7-18 la caractéristique de tous les Chrétiens est justement d'être libres du voile séparateur et de prier le front découvert. Entre 2Corinthiens 3/7-18 et 1Corinthiens11/2-16, la contra-diction est évidente. C'est pourquoi la signification du voile l'est aussi. Renoncer à sa tradition théologique de liberté en ce qui concerne les femmes mène Paul à formuler des arguments qui contredisent le cœur même de sa foi.
2. Une argumentation théologique impossible
Si la tradition théologique concernant l'égalité et la liberté des chrétiens est bien attestée, Paul n'ose plus la confirmer dans 1Corinthiens 11/2-16, sans doute parce qu'il s'agit des femmes dont l'état de soumission semble, pour des raisons inexprimées, impossible à contourner. D'ailleurs, plus loin, dans 1Corin-thiens 14/34-36, Paul restreindra une fois de plus les libertés qu'il avait octroyées en interdisant aux femmes de parler dans les assemblées et abrogera leur droit de prophétiser pourtant mentionné dans 1Corinthiens 11/2-1631. Cette tension entre la tradition théologique de Paul et les coutumes de la soumission des femmes qu'il veut maintenir dans le christianisme naissant le conduit à soutenir des absurdités pour justifier le port du voile par les femmes.
Au v. 3, par exemple, il affirme que Dieu a établi un ordre32 dont la hiérarchie des sexes ferait partie. Celui-ci se décomposerait ainsi (les éléments sont liés entre eux par le mot kephalê - chef, tête - qui signifie « supérieur » puisque Paul insiste, dans notre passage, sur la nécessité de la subordination féminine33) : l'homme serait supérieur ( kephalê) à la femme, comme le Christ est supérieur à l'homme (sexe masculin) et Dieu supérieur au Christ34. Mais l'idée de l'infériorité du Christ par rapport à Dieu n'est pas la pensée habituelle de Paul. Si, au contraire, l'homme et la femme étaient égaux dans leurs différences comme le Christ l'est de Dieu, que dire de la relation entre l'homme et le Christ ? D'autre part, si le Christ était appelé chef de l'Église qui est son corps, comme dans Ephésiens 5/23 et Colossiens 1/18, l'énigme s'en verrait réduite ; mais, dans quel sens le Christ peut-il être appelé, dans 1Corinthiens 11/3, chef de l'homme, à savoir non pas de tous les chrétiens ou de l'humanité entière ( anthropos), mais de tout homme de sexe masculin ( aner)35 ? De toutes façons, dans les épîtres pauliniennes dont l'authenticité est certaine, le Christ n'est pas la tête du corps et l'idée du corps implique une égalité de tous les membres, non une hiérarchie36. Ce qui pourrait expliquer pourquoi au v. 7, l'ordre hiérarchique élaboré au v. 3 perd l'une de ses têtes : le Christ. L'homme n'a soudain plus d'intermédiaire entre lui et Dieu, alors que la femme conserve toujours celui de l'homme entre elle et Dieu, ce qui démontre qu'au v. 3, le Christ ne joue aucun rôle. La confusion de Paul est nette.
Les fameux anges du v. 10 sont tout aussi étranges. Pourquoi la femme doit-elle soudain se couvrir « à cause » d'eux dans 1Corinthiens 11/10, alors que dans 1Corinthiens 6/3 tous les Chrétiens, sans distinction de sexe, devront un jour juger les anges ? L'insertion de ces anges au v. 10 ne se rattache à rien. Le texte ne donne aucune indication quant à leur statut, ne précise pas s'ils sont bons ou mauvais37 et si la femme doit, en portant le voile, les révérer ou s'en protéger. Savoir qui sont ces anges n'a d'ailleurs pas d'importance38. En revanche, ils modifient, sans doute malgré eux, le statut de l'homme et de la femme : la femme obtient une autre dimension en portant un couvre-chef, car, si elle devait auparavant le porter à cause de l'autorité de l'homme (v. 2 à 9), ce n'est plus à cause de lui - ou, du moins, de lui seul - qu'elle doit se couvrir, même dans le cas où elle devrait se protéger contre des mauvais anges afin de conserver sa pureté. L'homme a soudain besoin du concours surnaturel des anges pour que les femmes se couvrent dans les assemblées. C'est la première étape que Paul choisit pour donner au voile féminin un statut religieux, c'est-à-dire pour le rendre nécessaire à la femme dans sa relation avec le divin.
Dans ce même v. 10, l'emploi du mot exousia pour désigner la coiffure de la femme est aussi un mystère qui montre à quel point Paul était troublé. Ce mot signifie puissance, liberté, pouvoir, autorité, indépendance et, en grec, n'a jamais le sens d'une domination subie. D'ailleurs, dans toutes les autres épîtres de Paul, ce mot a le sens actif39. Au cas où Paul aurait employé exousia avec son sens habituel, la femme porterait un couvre-chef en signe de son indépendance, de son autorité et de sa liberté. Cependant, le contexte plaide en faveur de la traduction passive du mot : subir une autorité, celle de l'homme qui est chef. Mais alors, pourquoi Paul aurait-il employé un mot qui précisément n'est jamais passif pour exprimer le contraire40 ? Nous pensons que l'emploi de ce mot manifeste l'hésitation de Paul entre sa tradition théologique et la coutume du monde : l'apôtre ne peut se résoudre à rabaisser la femme complètement, mais ne peut non plus se décider à lui accorder la liberté dont la tête découverte est un signe41. Cette ambivalence est à nouveau développée aux v. 11 et 12. En effet, après avoir insisté sur la subordination de la femme aux versets précédents, Paul semble modifier ce qu'il a dit (v. 11) : « Pourtant, la femme est inséparable de l'homme et l'homme de la femme, devant le Seigneur »42. Paul paraît suivre la pensée de Galates 3/28 qui s'inspire de Genèse 1/26-27 : en Christ, image de Dieu, l'égalité fondamentale et première entre les sexes est recréée et les inégalités entre hommes et femmes sont surmontées. Mais le v. 12 présente une certaine curiosité : là où l'on se serait plutôt attendu à une référence christologique pour justifier l'égalité de l'homme et de la femme, comme dans Galates, le Christ disparaît et Paul reprend l'idée de la création émise au v.8 en opposant la création unique de la femme en Genèse 2/21-23 à la naissance naturelle de l'homme : « Car si la femme a été tirée de l'homme, l'homme naît de la femme et tout vient de Dieu »43. Le v. 12 est donc la correction des v. 8 et 9. L'expression « devant le Seigneur » du v. 11 n'apparaît alors que comme un effort de christianisation de la démonstration. Elle rejoint la conclusion : « tout vient de Dieu » qui tente, sans vraiment y réussir, de redonner une unité, une logique, au fait que la femme soit originellement sortie de l'homme alors que la nature témoigne que c'est de la femme que sortent les hommes. Ces corrections successives et ces obscurités au sein même de notre texte rendent l'argumentation de Paul incompréhensible.
3. Paul face aux coutumes païennes
L'incapacité de Paul à justifier le port du voile par les femmes d'une manière cohérente et adaptée à sa théologie est, en revanche, compréhensible : d'une part, ce signe de la soumission des femmes à l'homme appartient aux coutumes païennes que Paul voulait justement combattre et d'autre part, la tradition théologique de Paul n'est pas faite pour s'adapter à de telles coutumes. En effet, pouvait-il libérer les chrétiens de la Loi, et en même temps, sans se contredire, édicter une autre loi absolument inconnue de la loi de la Torah ? En effet si celle-ci n'a jamais demandé aux femmes de porter le voile ni de se taire dans les assemblées, ces coutumes étaient pratiquées dans certaines communautés juives à l'époque de Paul. Cependant sur ce point le texte de Paul est bien plus sévère que tout ce que l'on peut trouver dans le judaïsme.
Le fait que le voile des femmes ne soit pas mentionné en tant qu'obligation dans la Bible hébraïque et qu'il n'ait fait l'objet d'écrits dans les religions monothéistes qu'à partir du commencement de l'ère chrétienne est d'ailleurs ce qui permet de confirmer, avec l'aide de nombreux documents issus des régions du pourtour de la Méditerranée, que le voile des femmes a une origine païenne44. Paul est donc bien celui qui introduit véritablement le port du voile des femmes dans la tradition monothéiste en en faisant une loi religieuse qui implique la relation à Dieu (v. 13). Pourtant Paul insiste souvent dans ses épîtres sur le fait que les chrétiens doivent se comporter différemment des païens, mais il ne fait jamais mention du voile des femmes dans le paganisme à l'inverse de Tertullien qui, en reprenant le commandement de Paul, donne en exemple aux chrétiennes les païennes et les juives qui se voilent45. Au contraire, pour se défendre de tout emprunt au paganisme, Paul place son apologie de 1Corinthiens 11/2-16 en faveur du voile entre deux autres passages condamnant l'idolâtrie pour bien montrer que le voile est un objet tout à fait chrétien ( 1Corinthiens 10/14s. ; 12/1s).
Paul n'a cependant pas pu s'empêcher, pour justifier le voile, d'emprunter certaines de ses idées au paganisme. Tout d'abord, le port du voile lui-même. Lorsque Paul dit au v. 13 : « est-il convenable qu'une femme prie Dieu sans être voilée ? », nous sommes en droit de nous demander si Paul, citoyen romain et grand voyageur, pouvait ignorer l'existence du voile rituel dont à Rome, pendant la prière et le sacrifice46, les hommes et les femmes47 se couvraient en signe de dévotion. Le voile sacrificiel romain est un élément indispensable du rite et signifie la consécration aux divinités de la personne qui le met48, son initiation, sa mise à part, sa séparation d'avec le monde profane : c'est la consecratio capitis ou obnubilatio capitis. Le rituel vestimentaire du mariage romain où l'on voile la fiancée, conservé dans l'usage chrétien et étendu à la cérémonie de consécration des vierges chrétienne au IVe siècle49, exprime la même idée : la fiancée est initiée au culte domestique de son époux en signe de soumission à l'époux lui-même. Elle est, juste avant le mariage, recouverte d'un voile ( conferreatio), le flammeum dont la couleur vive devait rappeler la flamme sacrée de la déesse Vesta50. Les romaines ayant une vie consacrée, comme les Flamines ou les Vestales, se couvrent également la tête. Les Vestales, vierges consacrées, utilisent leur stola, vêtement de la matrone51, ou leur palla pour recouvrir encore un voile blanc rectangulaire, le suffibulum52. Ce double voile significatif aura pour fonction de rendre leur consécration visible aux yeux de tous. En Italie au IVe siècle, les Pères de l'Église qui ont instauré la velatio des vierges comme rite de consécration ont imité le rituel romain du voile des fiancées et des Vestales53. Si la liturgie chrétienne du IVe siècle a assimilé aussi facilement le rite païen incontournable du voile de sacrifice impliquant aussi la soumission de la femme à son époux, n'est-ce pas parce que Paul a laissé la porte grande ouverte à de telles possibilités ? Paul, en liant le culte, Dieu et le voile au v.13 reprend un thème bien connu du paganisme romain. Ainsi, à cause du texte de 1Corinthiens 11/2-16, le voile des femmes, en tant qu'intermédiaire entre le sacré et le profane, devient un signe chrétien.
D'autres références au monde païen apparaissent également dans notre passage. Que les femmes prient et prophétisent dans l'assemblée (v. 5) est une nouveauté par rapport aux coutumes juives et provient sans doute aussi de coutumes païennes romaines ou grecques où les femmes participaient activement sous de nombreuses formes au culte, et particulièrement aux mystères. Aux v. 5 et 6, lorsque, curieusement, Paul écrit que la femme qui se montre la tête découverte (en exhibant sa chevelure) est comparable à une femme rasée, il se réfère encore aux coutumes de l'Antiquité païenne : en effet, la tête rasée pouvait être soit un châtiment54, soit la marque de la captivité et de l'esclavage55. En utilisant cette comparaison qui fait de l'esclave l'incarnation de la honte, Paul laisse également tomber l'égalité qu'il voulait instaurer dans l'Église entre les citoyens libres et les esclaves56 : s'il est si honteux pour une femme libre de ressembler à une esclave, alors l'esclave n'a plus aucune chance d'accéder au respect dans l'église nouvelle et d'être placée sur un pied d'égalité avec la femme libre.
Enfin, aux v. 14 et 15, Paul reprend un thème païen développé par la philosophie stoïcienne57 : la nature fait bien les choses, conformons-nous à son enseignement. Cet argument est très actuel : ne dit-on pas souvent aujourd'hui encore que l'homme et la femme ont des tâches différentes dans la société parce que la nature l'a ainsi ordonné ? Paul considère que la nature fait bien les choses même si Dieu, dans Genèse 1/28 et 2/15, donne l'ordre à l'humanité de transformer la nature. De plus il utilise curieusement cette argumentation. En effet Epictète (50/125-130), pour défendre le port de la barbe par les hommes, se réfère à la nature en ce qui concerne les caractères sexuels secondaires naturels qui ont en même temps une fonction sociale. Paul, au contraire, se réfère à des symboles conventionnels du rôle des sexes dans la société - les cheveux coupés des hommes, les têtes voilées des femmes - pour souligner les différences naturelles. Il défend un comportement culturel qu'il considère comme voulu par la nature en passant par le chemin détourné des conventions vestimentaires, donc anti-naturelles par nature. Ces versets montrent bien à quel point la réflexion de Paul sur la liberté chrétienne en relation avec les conventions sociales existantes est peu solide.
D'un point de vue historique, le texte de 1Corinthiens 11/2-16 est d'une importance capitale : il est le reflet des luttes internes de la jeune communauté chrétienne qui cherche à se forger une identité propre. Le voile des femmes, quelle que soit son origine, devra, selon Paul, participer à cette identité. Au cours des siècles suivant, le voile deviendra le symbole de la vierge consacrée et le signe de la femme chrétienne dans tout le monde chrétien ; les rebelles de Corinthe avaient été vaincues. Curieusement, un phénomène similaire semble se développer dans le monde islamique à la fin du XXe siècle : les partisans d'une théologie libératrice sont confrontés aux partisans d'un islam intégriste qui utilisent la coutume du voile, la même que celle connue de Paul, comme une arme pour construire une société rigide et inégalitaire entre les sexes. N'est-ce pas parce que la question de la place sociale des femmes est au cœur des grandes religions monothéistes aussi bien hier qu'aujourd'hui ?
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